La double absence d'Abdelmayek Sayad
Chapitre 8 : L’immigré, « OS à vie »
La
réflexion sur la « double condition de travailleur immigré et d’OS »,
c’est-à-dire sur la relation qui lie l’une à l’autre, sur les effets mutuels de
l’une sur l’autre constitue à notre sens le préalable indispensable pour
comprendre, à la fois, la fonction de l’immigration, la situation de
travailleur immigré (son statut social, la relation à son travail) et la
qualification (sociale plus que technique) d’OS. L’usine Renault de Billancourt
offre l’occasion la meilleure et aussi le terrain le plus approprié, à plus
d’un titre, pour saisir l’effet de la conjonction presque systématique de la
condition d’immigré et de la condition d’OS1.
Un système de rapports déterminés
Comme
la colonisation, dont Sartre avait dit, en un autre temps, qu’elle formait
système, l’immigration constitue un système de « rapports déterminés,
nécessaires et indépendants des volontés individuelles » en fonction
duquel s’organisent toutes les conduites, toutes les relations ainsi que toutes
les représentations du monde social dans lequel on est amené (en raison,
respectivement, de la colonisation et de l’immigration) à vivre. Ignorer cela,
c’est-à-dire l’effet de système, reviendrait à gommer par subreption ce qui
fait la vérité objective de la situation d’immigré.
En
effet, au nombre des caractéristiques de nature à constituer l’immigration en
système figurent, et en première place, les rapports de domination qui
prévalent à l’échelle internationale. L’espèce de bipolarité qui est la marque
du monde actuel, partagé en deux ensembles géopolitiques inégaux – un monde
riche, développé, monde de l’immigration, et un monde pauvre,
« sous-développé », monde de l’émigration (réelle ou seulement virtuelle)
-, peut être tenue pour la condition génératrice du mouvement migratoire et,
plus sûrement encore, de la forme que revêt actuellement l’immigration, la
seule vraie immigration (socialement parlant), c’est-à-dire celle qui provient
de tous les pays, voire les continents qu’on regroupe sous l’appellation de
tiers-monde. Le rapport de force qui est ainsi à l’origine de l’immigration se
retraduit dans des effets qui se projettent sur les modalités de la présence
des immigrés sur la place qui leur est assignée, sur le statut qui leur est
conféré, sur la position (ou, plus exactement, sur les différentes positions) qu’ils
occupent dans la société qui les compte au nombre de ses habitants de fait
(sinon de droit). Aboutissement d’une double évolution qui se joue, à la fois,
dans les rapports internationaux et dans leurs répercussions dans l’aire
offerte en propre à chaque immigration, elle a fini par se doter de sa logique
intrinsèque, par sécréter ses principes de fonctionnement et de reproduction
et, en fin de compte, par réaliser les conditions de son autonomie relative ou,
tout au moins, de l’autonomie qu’on lui accorde à l’intérieur de l’espace et
dans les limites qu’on lui assigne. Pour toutes ces raisons, on ne peut mieux
caractériser l’immigration dès lors qu’on renonce à se placer dans la
perspective purement historique, autrement qu’en la considérant comme une forme
sociale qui a fini par s’imposer à tous : elle s’impose, tout d’abord,
impérativement et sur le mode pratique, à tous ceux qui lui sont assujettis,
les immigrés en premier lieu, dans la mesure où ils ont à compter en tous leurs
actes et en chacune de leurs représentations du monde social sur l’effet de
système qui est caractéristique de leur situation présente ; et, en second
lieu, elle s’impose aussi à la société de l’immigration, mais cette fois-ci sur
le mode théorique et de manière toute spéculative, à tous ceux qui sont en
position d’observateurs ou qui veulent en entreprendre l’étude.
La
manifestation, sans doute, la plus visible qu’on a aujourd’hui du caractère
systématique de l’immigration, et aussi la plus lourde de conséquences et la
plus riche de significations, réside dans l’identification presque totale qui
se réalise entre la condition d’immigré et la position d’OS (qualification qui se
veut seulement technique). « Immigré OS », « OS immigré »,
il y a entre ces deux termes ou, mieux, entre ces deux catégorisations, une
relation qui, semble-t-il, dépasse la conjoncture actuelle, c’est-à-dire le
fait que la grande majorité des OS de l’industrie se recrute aujourd’hui parmi
les travailleurs immigrés, ou, plus significativement encore, l’immense
majorité des travailleurs salariés immigrés est constituée d’OS. La similitude
qu’il y a de la sorte entre les deux conditions, la condition d’immigré et la
condition d’OS, n’a certes pas besoin d’être confirmée empiriquement ;
elle est, d’une certaine manière, indépendante de l’expérience qu’on peut en
faire et au-delà même de cette expérience, comme si «tout immigré travailleur
salarié était par définition OS » et cela qu’il le soit ou qu’il ne
le soit pas techniquement – et corrélativement, comme si « tout OS était
nécessairement un travailleur immigré ». Ou, pour dire les choses
autrement et de manière peut-être plus sociologique, la condition d’immigré ne
va pas sans qualifier socialement le travail qui est effectué par le
travailleur immigré ou, à vrai dire, qui lui est dévolu. La définition d’OS
n’est plus ici une définition strictement technique ou seulement technique
telle qu’elle figure et telle qu’on en use dans la taxinomie des qualifications
techniques ; elle est plutôt, et foncièrement, une définition sociale.
Bien
avant les autres catégories sociales qui peuvent encore fournir des OS (ou des
équivalents professionnels d’OS) et plus, par exemple, que les derniers
transfuges du monde rural vers la ville et le travail industriel ou que les
dernières recrues (des femmes en règle générale) du marché du travail non
qualifié, le travailleur immigré constitue la figure idéale de l’OS. Objectivement
inséparables l’une de l’autre, les qualifications d’immigrés et d’OS se
confondent totalement ; et non seulement en partie, dans la réalité
matérielle, mais aussi dans les consciences individuelles, tant chez les
immigrés, les premiers concernés, que chez les observateurs2. En
effet, quand bien même la confusion qui s’opère de la sorte entre la catégorie
des immigrés et la catégorie des OS ne serait que le produit de la pure
subjectivité ou, mieux, de l’intersubjectivité, parce qu’elle réalise autour d’elle
un accord objectif, en ce que cet accord est le fruit non pas de quelque
concertation préalable mais de conditions sociales communes, elle est de nature
à transmuer en donnée objective la relation subjective communément partagée.
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L’évolution actuelle de la
division sociale du travail entre main-d’œuvre « nationale » et
main-d’œuvre immigrée, jointe à l’évolution technique des postes de travail qui
est, en partie, responsable de la première dans la mesure où elle contribue à
renforcer la double concentration des travailleurs immigrés en même temps dans
certaines activités (le travail à la chaîne ou ce qu’il en reste dans l’automobile,
le BTP, etc.) et dans certains niveaux de qualification les plus bas (tels ceux
des OS, des agents de production selon la terminologie nouvelle et, plus
généralement, de tous ceux qu’on qualifiait autrefois de manœuvres, etc.)3
auront fait que les deux conditions d’immigrés et d’OS tendent à se redoubler
et à se renforcer mutuellement, portant à leur extrême les caractéristiques
propres à chacune d’elles. La conjonction entre ces deux conditions, telle
qu’elle peut se produire de fait, à un moment donné et en un lieu donné ou en
un type donné de société et, au sein de celle-ci, en un type donné d’activité,
ne peut que confirmer sur le mode pratique et de manière quasi expérimentale
l’identification que l’analyse permet d’établir entre l’ouvrier immigré et
l’OS ; en même temps, elle donne l’occasion d’éprouver plus intensément et
plus concrètement cette même identification. Cette conjonction semble être
réalisée dans l’industrie de la construction des voitures automobiles qui est
aujourd’hui l’une des plus grandes industries utilisatrices d’OS (et
d’immigrés) et, plus particulièrement, à la Régie Renault, dans l’unité de
production de Boulogne-Billancourt, usine qui, à cause de son emplacement en
pleine agglomération parisienne (donc au centre d’un bassin d’emploi ouvrier
relativement restreint), par son ancienneté et par la position centrale qu’elle
occupe dans l’ensemble des établissements de la Régie, en raison surtout de
l’importance relative qui est la sienne ou, encore, du poids spécifique dont elle
est dotée et, plus encore, du fait de l’énorme capital symbolique et de
prestige qu’elle a accumulé au fil du temps, présente des caractéristiques
propres qui la distinguent des autres usines.
Grande
utilisatrice de main-d’œuvre immigrée (59% et 45% respectivement de l’ensemble
du personnel ouvrier des usines de Boulogne et de Flins constitués de
travailleurs immigrés), l’industrie automobile semble devoir concentrer la
quasi-totalité du personnel immigré sur les postes de moindre qualification,
c’est-à-dire les postes d’OS – et, en contrepartie, réserver les emplois
d’ouvriers qualifiés pour le compte, à peu de chose près, des seuls
travailleurs français - ; ainsi, à l’usine Boulogne-Billancourt, si on
convient de considérer comme main-d’œuvre réellement qualifiée au moins
l’ensemble constitué par les agents techniques de production, les régleurs, les
agents professionnels des échelons les plus élevés – les P2 et P3, à
l’exception des P1 qu’on peut assimiler aux OS -, la part de la main-d’œuvre
immigrée dans cet ensemble ne dépasse pas les 8% de l’effectif total de cette
main-d’œuvre.
Immigrés
et OS : deux conditions, en droit, distinctes l’une de l’autre mais qui,
étant réunies dans les mêmes personnes, portées par les mêmes personnes, ont
fini par se confondre au point de devenir interchangeables. Certes, cela n’est
pas nouveau. L’histoire des migrations, à commencer par l’histoire des
migrations internes au pays, enseigne qu’il en a été, mutatis mutandis,
toujours ainsi : au dernier arrivé à la condition de prolétaire dans la
civilisation urbaine et industrielle échoit presque systématiquement la
position la plus basse dans la hiérarchie sociale et solidairement dans la
hiérarchie des métiers. Le seul changement qu’il y ait eu, donnant l’illusion
d’un progrès sous ce rapport, tiendrait principalement au fait que
l’immigration a introduit des modifications dans le recrutement et l’origine nationale et sociale de la
fraction de la classe ouvrière vouée aux tâches d’OS. Mais ce changement, en
apparence d’ordre seulement morphologique – changement dans le recrutement,
donc dans la composition de la catégorie des OS et dans le statut social qui
est le leur dans le travail et hors du travail -, entraîne une transformation
dans le contenu et la nature même de la classification professionnelle ainsi
que dans la signification sociale qu’on attache à ses différentes divisions.
La
perception que les uns et les autres, les ouvriers immigrés (OS ou non) et les
ouvriers non immigrés, ont de la position qui revient presque invariablement
aux travailleurs immigrés dans l’échelle des qualifications, la position d’OS,
et, par là même, des mécanismes sociaux qui président au recrutement et au
déroulement de la carrière (soit, le plus souvent, une stagnation pour un temps
indéfini dans la position d’OS, soit, dans le meilleur des cas, une petite et
exceptionnelle promotion), porte à identifier tout poste d’OS à un poste pour
travailleur immigré et, inversement, tout travailleur immigré à un OS possible.
La qualification d’OS
se transforme et change totalement de signification : elle se découvre
comme le produit d’une véritable « discrimination » atteignant le
travailleur immigré jusque dans son travail ; comme une position au sein
de la hiérarchie interne au travail mais dont la raison dernière est étrangère
à l’ordre du travail. C’est d’ailleurs en ce sens que tout le monde entend
l’expression d’OS immigré (ou d’immigré OS), les travailleurs immigrés
eux-mêmes qui, le plus sérieusement du monde, sans la moindre intention de plaisanter,
parlent en toute innocence, sans se rendre compte des contradictions internes
de leurs propos, de « contremaître-OS », de « chef
d’équipe-OS », de « régleur-OS », etc. pour désigner l’ouvrier
immigré qui est contremaître, chef d’équipe, régleur, etc., aussi bien que les
non-immigrés qui, tant sur le lieu de travail (les compagnons de travail, les
chefs directs, etc.) que hors du travail, stigmatisent comme « travail
pour immigrés » tous les travaux sans grande qualification, dépréciés techniquement
et socialement, c’est-à-dire les travaux d’OS précisément4.
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Immigré = OS
Vraie
ou fausse, objective ou purement subjective, l’identification immigré-OS
s’impose à tous ; elle est un fait qui appartient à cette classe de
données qui sont constitutives de l’expérience qu’on a du monde – données a posteriori, données qui résultent de
l’expérience, mais qui, très vite, deviennent des formes a priori, à travers lesquelles on appréhende la réalité. Comme si
l’indignité sociale dont souffre l’ouvrier retentissait sur le travail qui lui
est dévolu (le travail d’OS), c’est précisément au moment où la réalité
technique et strictement professionnelle de l’OS se constitue en pivot central
de toute l’existence de l’immigré, qu’elle est le plus discréditée, le plus
dépréciée. C’est aussi au moment où les préoccupations majeures de l’immigré
(et, sans doute, pour être plus exact, de l’émigré) se réorganisent totalement,
renversant l’ordre des priorités qui jusque-là faisait que l’émigration
(c’est-à-dire le point de vue de l’émigré) l’emportait sur l’immigration
(c’est-à-dire le point de vue de l’immigration), et où, conséquence de
l’évolution récente qui a conduit de l’immigration de travailleurs isolés à
l’immigration des familles, apparaît un engagement plus total dans la vie du
pays d’immigration, et, par suite, un désengagement par rapport à la vie sociale dans le pays d’émigration, que la
réalité sociale de l’immigré, qui est d’une autre nature que la qualification
professionnelle d’OS (la première est, tout à la fois, d’ordre juridique et
politique, social et économique, ethnique et culturel, alors que la seconde
pourrait n’être apparemment que technique), se met à contaminer et à absorber
dans le même discrédit social la signification proprement professionnelle du
travail d’OS. Dès lors, la relation que l’ouvrier immigré entretient avec son
travail ne dépend pas du seul travail. S’y projettent les effets de tout
l’environnement dans lequel vit l’immigré, son environnement matériel, social,
politique et surtout culturel. Redéfini de la sorte et replacé dans le cadre
général de la vie dans l’immigration, c’est tout le travail de l’immigré et
avec lui l’appellation même d’OS qui cessent de se réduire à leur dimension
technique. Cette définition qui se prétend technique renvoie, en fait, à des
déterminations multiples, dont la plus importante est de nature politique, avec
le critère suprême de la nationalité et, en dernière analyse, à la
discrimination qui est au fondement même de l’immigration et qui, désormais,
est éprouvée jusque sur le territoire du travail.
La
discrimination à base politique (c’est-à-dire selon le critère de
l’appartenance nationale) est justifiée par les différences de nature sociale
qui peuvent séparer, par exemple, la main-d’œuvre formée techniquement ou
susceptible de l’être (et de l’être davantage), parce que déjà scolarisée, de
la main-d’œuvre non qualifiée, non formée techniquement et peu susceptible de
l’être, parce que non scolarisée, sans tradition industrielle, etc. – et cela
sans considération apparemment du critère de la nationalité, sauf que, d’un
côté, on a essentiellement la main-d’œuvre nationale qui a pour elle tous les
attributs positifs et, de l’autre côté, on a presque exclusivement la
main-d’œuvre immigrée, qui manque de toutes les qualités - ;à l’inverse,
la différenciation sociale qui s’opère au détriment des ouvriers immigrés est
rapportée, afin d’être expliquée (pour ne pas dire justifiée), à toute une
série de facteurs qui renvoient tous à l’origine nationale, ce qui revient donc
à une distinction de nature fondamentalement politique. Entre ce qui est
politique et ce qui est social en cette circonstance, s’instaure de la sorte
une relation circulaire. Quand une des deux fonctions tend à s’effacer, il
appartient à l’autre de la réactiver. Ainsi en est-il de la dimension politique
quand, après de l’acquisition de la nationalité (de nombreux immigrés et
parfois même des immigrés OS sont de nationalité française), elle cesse d’être
distinctive, mais sans pour autant se faire oublier, car la dimension sociale,
c’est-à-dire l’appartenance à la classe ouvrière et au sein de celle-ci à la
catégorie la plus basse (la catégorie des OS), ne manque jamais de la rappeler
en soulignant l’origine nationale de l’immigré ou en rappelant tout simplement
qu’il est immigré. Il en est de même, aussi, de la dimension sociale quand
l’immigré, parce qu’il occupe dans la hiérarchie interne à la société
d’immigration une position sociale nettement au-dessus de la position que
partagent communément tous les immigrés ordinaires, est désigné par sa qualité
d’étranger – en tant qu’il est
justiciable de la définition juridique et seulement juridique du terme – plutôt
que par le stigmate d’immigré (au sens social du terme), la dimension politique
reprenant alors tout son sens. Parce que la discrimination politique, opérée
sur la base de l’appartenance à une nationalité, peut se proclamer en toute
légitimité, elle sert de masque à la discrimination sociale qui ne manquerait
pas d’apparaître techniquement, éthiquement et intellectuellement comme encore
plus scandaleuse. L’immigré incarne l’altérité par excellence : il est
toujours d’une autre « ethnie » et d’une autre « culture »
(au sens le plus large ou le plus vague, le plus syncrétique, le plus
ethnocentrique de ces deux mots) ; il est aussi d’une condition sociale et
économique pauvre, essentiellement parce qu’il est originaire d’un pays
socialement et économiquement pauvre ; il appartient à une autre histoire
et son mode d’agrégation à la société présente ne relève pas de l’histoire de
cette société ; il appartient ou il est originaire d’un pays, d’une
nation, d’un continent occupant sur l’échiquier international, surtout à
l’égard des pays d’immigration, une position dominée, et dominée sous tous les rapports
(économiquement, culturellement, militairement, politiquement, etc.). De
différenciation en différenciation, on arrive ainsi à la différence qui est au
principe de toutes les autres et qui les contient toutes, la différence d’ordre
politique entre l’ouvrier (OS ou non) qu’il faut dire « national »
(parce qu’il se considère et qu’on le considère comme tel) et l’ouvrier (OS ou
non) qu’on ne peut tenir pour être pleinement « national » (alors
même qu’il se considère comme tel, juridiquement tout au moins). Ainsi
l'ouvrier immigré est, certes, un ouvrier comme tous les autres. Cependant,
malgré la volonté d'autonomie et même d'indépendance dont il entend se
prévaloir à l'égard du politique, l'ordre du travail et du droit du travail
n'échappent pas pour autant aux effets de la surdétermination que le politique
exerce sur tout ce qui concerne l'immigration.
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Rien, semble-t-il, ne peut rompre
l'identification entre la condition d'immigré et le statut d'OS qui s'impose de
manière générale à tous les travailleurs immigrés: ni la formation
professionnelle dont on ne peut pas ne pas parler, mais qui, à travers
l'indispensable alphabétisation, apparaît comme une entreprise ayant sa fin en
elle-même (car elle est rarement consacrée par l'acquisition d'une
qualification technique reconnue et sanctionnée par une promotion
professionnelle) et dont personne, et surtout pas les premiers concernés,
c'est-à-dire les immigrés eux-mêmes, ne semble attendre grand-chose, ni les
tentatives de "reconversion" proposées seulement en raison de la
conjoncture et sous la pression des nécessités du moment, c'est-à-dire en
réponse aux opérations de licenciement des OS5; ni le déroulement
continu de la carrière qui devrait logiquement se solder par quelque
"promotion"; ni la possibilité de changer d'emploi, de troquer un
emploi fortement structuré et figé (celui d'OS), comme en offrent les grandes
entreprises industrielles contre quelque autre emploi plus "souple",
là où, la distribution des tâches serait moins rigide (entreprises plus
petites, services, etc.), l'état actuel du marché de l'emploi interdisant tout
espoir de cette nature. Que reste-t-il alors ? Ou la résignation ou la
perspective du "retour", c'est-à-dire, avec la fin de l'immigration,
la négation quasi magique du destin social que la crise contribue à objectiver.
L'immigré
et l'OS sont l'un et l'autre assujettis à la même codification, celle qui fixe
en toute chose le minimum qu'il leur faut accorder, le minimum vital, minimum
de gain pour le minimum de consommation, le minimum de qualification pour le
travail de qualification minimum, le minimum de considération, le minimum
d'autonomie, de liberté de mouvement, de disponibilité en temps, etc.
L'immigré, OS des temps actuels, constitue sans doute la seule figure ouvrière
à laquelle il est donné, aujourd'hui, de réaliser, dans toute sa vérité, la
condition de son homologue d'hier, son prédécesseur dans cette double
généalogie d'immigré et d'ouvrier situé au plus bas de l'échelle sociale et
technique des métiers qui provenait alors de cette autre forme d'immigration,
l'exode rural interne au pays: celle d'un "homme labeur", d'une pure
force productive qu'il suffit d'alimenter,
d'abord, en l'entretenant et en la restaurant, en la réparant et en la laissant
reposer et se reposer, et dont il faut assurer la perpétuation par un incessant
renouvellement, une vague de nouveaux immigrés succédant à une autre.
Véritables topiques du discours "ouvrier", du discours des ouvriers
sur eux-mêmes et du discours sur les ouvriers, le thème de la nourriture et son
corollaire symétrique, celui de la misère, même s'ils ont quelque peu vieilli
(sans jamais disparaître complètement) et s'ils paraissent anachroniques eu
égard à l'état présent de la main-d'œuvre nationale, trouvent un regain
d'actualité dans les propos de tous les travailleurs immigrés : "gagner sa
croûte", "courir derrière le pain", "le pain
commande", "que ne ferait-on et que ne supporterait-on pour son
pain", "il faut quitter son pays pour gagner le pain de ses enfants",
ou encore "mon pays, c'est mon pain, c'est le pays de mon pain",
"nous ne demandons que notre pain", etc. ; et, par effet de symétrie,
"sortir de la misère", "en finir avec la misère", "la
misère (el mizirya) nous a chassés de chez nous", "nous payons le
prix de la misère", "c'est une situation de misère et le produit de
la misère que l'immigration", "un salaire de misère", "une
vie de misère qui nous a obligés à venir ici", "un état de
misère", "le travail de la misère" (celui d'OS). Autant
d'expressions qui, non seulement renouent, selon une modalité particulière,
avec le langage propre à la condition ouvrière, mais, de plus, revêtent dans la
bouche des travailleurs immigrés la signification d'un alibi, de cet alibi
indispensable, aux yeux de tous, pour penser et pour dire la double condition
d'émigré et d'immigré.
Plus
que pour toute autre catégorie d'ouvriers, le thème de la "nourriture à
gagner" là où il devient possible de la gagner et, par voie de
conséquence, le thème conjoint de la "misère (ou de la faim) qu'il y a
lieu de fuir" (c'est-à-dire émigrer), thèmes qui hantent toutes les
conversations, contribuant de la sorte à fonder en expérience le partage établi
une fois pour toutes entre, d'une part "les pays du pain" (du travail),
c'est-à-dire les pays d'immigration, et, d'autre part, "les pays de la
faim" (du chômage), c'est-à-dire les pays d'émigration, se présentent ici
comme des données objectivement constitutives de la condition de l'immigré et
de l'OS. Tout le monde, patronat, syndicats, les immigrés eux-mêmes, s'accorde
pour ne voir dans l'OS d'aujourd'hui, le travailleur immigré, qu'une
"machine" à nourrir, une "machine" qu'il faut nourrir, qui
doit se nourrir, qui ne demande qu'à se nourrir et ne travaille que pour se
nourrir et nourrir les siens.
En
règle générale, le travailleur immigré ajoute aux caractéristiques qui lui
viennent des conditions de l'immigration et du travail dans l'immigration un
certain nombre d'autres caractéristiques qu'il importe avec lui et qu'on
convient d'appeler ici, à défaut d'un terme plus précis, "caractéristiques
d'origine" ou "capital d'origine". Héritage d'une histoire
sociale et d'une tradition culturelle où la notion même du travail a une
signification différente de celle que lui accorde habituellement la société
industrialisée, toutes ces caractéristiques ne manquent pas, bien sûr, de subir
des transformations du fait de la transplantation. Aussi doit-on se garder à la
fois d'en faire une donnée dégagée de ses conditions sociales de production, de
fonctionnement et de perpétuation, et d'ignorer complètement ce système de
déterminations que les travailleurs immigrés portent encore en eux et qu'ils
apportent avec eux. L'une et l'autre de ces deux attitudes opposées comportent
un risque d'erreur qui leur est propre : soit la réification qu'on a trop
facilement tendance à opérer du système de dispositions originelles empêche de
voir que ce système est, d'abord, déstructuré en raison de l'expatriement et de
la décontextualisation opérée par l'immigration - et, en vérité, commencée déjà
bien avant l'immigration - et, par cela même, voué à devenir totalement
inopérant et que, d'autre part, il est contredit aujourd'hui en sa propre terre
natale ; soit la dénégation complaisante qu'on croit intelligent de faire, sous
prétexte de "modernité", de cet héritage importé dans l'immigration,
amène à masquer un de ses effets majeurs, celui d'informer la perception que les travailleurs immigrés ont de leur
travail dans le cadre de l'immigration et, plus largement, de leur position au
sein de la société d'immigration.
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L'être et le travail
Ouvrier
comme sont tous les ouvriers, le travailleur immigré est, sans aucune
exception, tout à la fois identique à ses autres compagnons non immigrés et
différent d’eux. Le principe de cette spécificité réside non pas tant dans la
mise au travail des immigrés et dans l’exercice effectif de leur travail, mais
dans leur relation au travail, celle-ci n’étant, d’ailleurs, qu’une réalisation
particulière de la relation plus large qu’ils entretiennent avec le système
économique qu’ils découvrent à la faveur de leur immigration. L’immigré OS,
immigré originaire le plus souvent de pays non industrialisés et, de ce fait,
n’ayant pas pour lui ou en lui cet acquis que seule une longue tradition
d’économie moderne peut conférer, se trouve plongé à l’occasion de son
immigration dans un cosmos économique dont il n’a même pas l’intuition
immédiate, car rien dans sa tradition économique et culturelle ne l’a préparé
de longue date à pouvoir s’approprier le type de dispositions (dispositions
économiques, sociales, culturelles dont notamment les dispositions temporelles,
prospectives et calculatrices) que requiert le système économique dans lequel
l’immigration fait entrer, ni à acquérir cette familiarité qui est propre à
l’ « indigène » de cette économie et qui est le résultat de
toute éducation explicite et implicite, subie individuellement depuis la prime
enfance et collectivement depuis plusieurs générations.
En
conséquence, il ne peut pas investir la signification du système économique
auquel il est désormais relié, pas plus qu’il ne peut s’y investir,
investissement qui se ferait, d’abord et principalement, dans le champ du
travail et par le biais du travail, et, ensuite, plus largement, dans l’ensemble
des conduites économiques et sociales. Et surtout, il ne peut se mentir à soi
ou se payer de mots quant à l’intérêt qu’il peut trouver à son travail. A
défaut de cet investissement dont les conditions de constitution, conditions
matérielles et conditions culturelles, ne semblent pas réunies, la seule
finalité que le travail peut avoir aux yeux de l’immigré OS, la seule qu’il
connaisse et la seule qui lui soit accessible, est le salaire que ce travail
procure. Aussi n’est-il pas, pour l’ouvrier immigré, de considération relative
au travail qui ne consiste, à condition toutefois que l’essentiel, c’est-à-dire
le salaire qui est toute la raison du travail, soit sauvegardé, à remettre en
question directement ou indirectement le travail lui-même : faire de sorte
qu’on puisse échapper au travail ou à plus de travail, ce bien pourtant si rare
et précieux (au point de valoir qu’on le paie du double prix de l’émigration et
de l’immigration). Ainsi, les revendications du travailleur immigré, tant
celles qu’il partage avec tout le monde ouvrier, que celles qu’il peut avoir en
propre, qu’il les proclame ou qu’il les
garde secrètes au fond de lui-même, ne visent pas, en définitive, qu’à réduire
la contrainte du travail, la contrainte dans le travail et par le travail. Tout
cela doit être entendu, en l’occurrence, comme si c’était par le travail (dans
l’immigration) qu’on peut échapper à l’immigration qui est, précisément,
produit du travail (ou de la quête du travail) et source de travail.
Immigration et travail sont deux états consubstantiellement liés au point qu’on
ne peut remettre en cause l’un sans, du même coup, remettre en cause l’autre et
se remettre proprement en cause. On ne peut nier l’un sans nier l’autre et sans
se nier soi-même (en tant qu’immigré) ; on ne peut détester l’un sans
détester l’autre et sans se détester soi-même (en tant que travailleur immigré)6.
La contradiction est d’autant plus difficile à surmonter dans l’état actuel de
l’immigration que celle-ci s’est « professionnalisée » et s’est donné,
en se faisant continue, la forme d’une véritable carrière ; de ce fait
elle s’est interdit tous les subterfuges et toutes les simulations ou
dissimulations dont elle se payait antérieurement, alors qu’elle était
intermittente et alternait, selon une vieille habitude de rotation, des
« séquences de travail » (c’est-à-dire d’immigration) et des
« séquences de non-travail » (c’est-à-dire de non-immigration), les
premières étant comme la rançon dont il faut payer les secondes.
Le travail ne peut
avoir, pour l’immigré, la signification que lui attache la société
d’immigration, tout comme il ne peut non plus avoir la signification que lui
donne, hors de l’immigration, l’économie du pays d’origine, forme dégradée et
inaccomplie du système économique plus achevé tel qu’il fonctionne dans les
sociétés d’immigration : la première signification, parce qu’elle n’a pas
été acquise et incorporée (au sens littéral du terme), la seconde, parce
qu’elle est interdite en raison du contexte même de l’immigration. De plus,
parce que l’immigration se traduit par une manière d’immersion brutale et
totale dans une économie pleinement achevée, elle ne laisse pas de place aux
multiples formes intermédiaires et composites que les sociétés
« sous-développées », sociétés globalement confrontées aux structures
de l’économie moderne, ont su se donner comme pour se ménager un continuum
allant des survivances « culturelles » de l’ancien ordre de la
société, quand il était plus intégré aux formes plus ou moins accomplies de l’économie
capitaliste. Ni pure activité de gain, mais à la manière dont le veulent
l’économie capitaliste et l’éthique qui lui est associée, ni fonction sociale
totale et activité morale au sens où l’entend la tradition précapitaliste,
c’est-à-dire activité qu’aucun calcul ne rapporte à son rendement, encore moins
à sa rentabilité, quelle signification l’immigré, totalement étranger à la
morale que la société dans laquelle il travaille associe au travail qu’elle lui
commande, et, plus encore, l’immigré OS placé au plus bas de la hiérarchie
sociale et technique interne au travail auquel il est voué peuvent-ils donner à
leur travail ? Sinon la signification du travail comme activité de gain
uniquement pour le gain qu’elle rapporte dans l’immédiat ; sinon le
sentiment de la pure contrainte de l’occasion nécessaire et inévitable
(occasion recherchée et détestée, désirée et honnie) pour « vendre sa
force de travail » sans aucune autre compensation que le salaire qu’on en
tire. Dans ces conditions, ce travail-ci ou cet autre, celui-ci ou celui-là, le
résultat est le même. Et s’il est une différence qui peut incliner vers un
travail plutôt que vers un autre, elle se ramène toujours, directement ou
indirectement, à toujours moins de travail : moins de travail, parce que
salaire relativement meilleur ; moins de travail, parce que moins de temps
passé dans le travail ou consacré au travail quand on y ajoute le temps et la
fatigue des transports ; moins de travail, parce que travail moins
fatigant, etc. Sans doute cette relation au travail est-elle commune à toute
condition sociale. Et dénoncer comme seule cause de mécontentement les
difficultés techniques les plus extérieures et les plus objectivées du travail
(travail à la chaîne, travail parcellaire, travail répétitif, monotone, dénué
d’intérêt, et même de sens aux yeux de ses exécutants, etc.) au lieu
d’interroger la nature du rapport
entretenu avec le travail indépendamment des caractéristiques techniques de
celui-ci, c’est, dans le meilleur des cas, se condamner à ne produire d’explication
qu’en partant des effets, c’est-à-dire de la constatation de la répugnance
éprouvée à effectuer certaines tâches pour remonter aux causes et aux raisons
de cette répugnance, qu’on place tout naturellement dans le contenu même des
tâches7. Que certains travaux – ceux des OS, par exemple – soient,
en tant que tels, source de mécontentement et de malaise, de désagrément
diffus, ce qui conduit à les éviter totalement, quand on peut, ou quand on y
est contraint, à tricher avec eux, à les fuir au moins épisodiquement, c’est
une donnée constitutive de la condition de prolétaire qui ne peut rien
expliquer et qui n’explique en rien ni la nature du travail incriminé, ni
l’insatisfaction éprouvée, ni la relation entre l’une et l’autre. Mais à cette
donnée commune, il s’ajoute, dans le cas des travailleurs immigrés, ces
« tard-venus » à la condition de prolétaire, ou encore ces
« novices » du prolétariat, une connotation supplémentaire qui,
inscrite dans leur statut politico-juridique, leur est propre.
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Engagés à leur corps défendant
dans une partie qu’ils ne peuvent quitter, car il y va de leur survie, les
travailleurs immigrés découvrent à l’occasion de leur immigration un monde
économique, un monde du travail, une organisation du travail – tous éléments du
patrimoine objectivé d’une société, d’une culture, d’une histoire autres que
les leurs – qu’ils ne peuvent pas appréhender dans leur totalité et en toute
leur clarté, en leur restituant leur cohérence et leur pleine intelligibilité.
Les ouvriers immigrés en règle générale et, sans doute, les OS plus que les
autres, ont de l’univers du travail une vision d’autant plus confuse et
désordonnée que la place qu’ils occupent dans l’appareil de production, au plus
bas de l’échelle technique et sociale, et comme s’ils n’étaient que de simples
accessoires (ce que sont statutairement les immigrés, même après être devenus
permanents et irremplaçables), ne les prédispose pas à se donner une conscience
suffisamment claire de la logique propre du système économique dans lequel ils
sont engagés, ni même de la contribution qu’ils peuvent lui apporter. Si chaque
OS peut dire en quoi consiste présentement son travail et, à la rigueur, celui
de son voisin, le système de classification en différentes catégories
socioprofessionnelles reste, dans son principe, une chose assez obscure pour
presque tous les travailleurs immigrés. A s’en tenir à leur expérience directe,
c’est-à-dire à ce qu’il leur est donné d’observer, c’est un désordre total qui
apparaît à leurs yeux. Ils ne peuvent établir aucun lien raisonnable,
c’est-à-dire régulier et constant, fondé sur quelque principe qui leur soit
perceptible, entre les divers cas d’OS qu’ils peuvent connaître. Tel ouvrier
qui compte dix, douze, quinze années de service à la Régie est toujours OS,
mais, de fait, effectue un travail d’ouvrier professionnel ; beaucoup d’OS
se trouvent dans cette situation où ils font un travail qu’ils sont censés ne
pas connaître, un travail qui, théoriquement, dépasse leur compétence
professionnelle appréciée au rang qu’ils occupent dans la classification. Le
même « désordre » apparent règne aussi dans la répartition des
spécialités, pour le peu que l’OS en a à connaître, jugeant de cela par
l’histoire professionnelle de ses compagnons familiers : tel ajusteur de
formation et aussi d’expérience est maintenant ouvrier sur machines ; tel
ouvrier promu dans une catégorie supérieure ne peut continuer à exercer le
métier qu’il faisait avant sa promotion, ne gagnant au changement de
dénomination, dans le meilleur des cas, qu’une augmentation (effective ou
potentielle) de salaire. Ce « désordre » apparent n’est pas tout à
fait gratuit et l’ouvrier qui s’en scandalise n’est pas loin d’en découvrir la
vraie raison et la signification réelle : l’entreprise dispose de son personnel
au mieux de ses intérêts du moment et elle en dispose d’autant plus librement
et arbitrairement que celui-ci est au plus bas de la hiérarchie et est affecté
aux besognes les plus ordinaires, les plus rebutantes, les moins qualifiées et
les moins prestigieuses, simples tâches d’exécution.
Vraie
ou fausse, conforme à la réalité ou totalement erronée et contredite par
celle-ci – là n’est pas, d’ailleurs, le problème -, la perception que
l’immigré, cet « OS à vie », a de l’organisation du monde du travail,
son monde à lui, fait de celle-ci quelque chose d’obscur, de mystérieux,
d’incompréhensible et, donc, d’arbitraire. Sans doute, cette perception n’est
pas propre à l’ouvrier immigré ; elle fut longtemps et reste encore, là où
les conditions sociales qui sont à son principe demeurent toujours, la
perception commune de tous les ouvriers voués aux simples tâches d’exécution.
Elle est le mode banal de relation de l’ouvrier à son entreprise, le mode selon
lequel il vit son rapport au travail. Si on la découvre aujourd’hui plus
facilement ou de manière plus dramatique et plus accusée chez les immigrés,
cela ne doit pas faire oublier qu’elle est et qu’elle reste toujours la
caractéristique intrinsèque de la position que les ouvriers, surtout ceux qui
sont situés au plus bas de l’échelle et de la hiérarchie du commandement,
occupent dans le processus de production.
« Moi,
tout ce que je sais, c’est que je suis OS et je mourrai OS. Peu importe le
travail que je fais. On me dit de faire ça, je le ferai […]. Ce n’est même pas
une question d’argent : je peux travailler comme
« professionnel », je sais le faire, je l’ai fait ; je peux
faire régleur, je l’ai fait. Depuis le temps que je suis dans la boîte, j’ai vu
passer du monde, j’ai vu passer des contremaîtres, je les ai vus arriver qu’ils
ne savaient rien, il fallait tout leur apprendre et avant que tu te rendes
compte, les voilà qui te commandent, qu’ils ordonnent ce qu’il faut faire,
qu’ils deviennent tes chefs. Et cela sans que tu saches rien : ni qui ils
sont, ni pourquoi ils sont là et pourquoi ils ont été embauchés, ni ce qu’ils
vont devenir. Tout cela sans que tu te méfies : d’abord, ce ne sont que
des jeunots, des novices, des bleus [des boujadi]
et tu es porté à les traiter comme tels, mais quelques mois plus tard, ils sont
au-dessus de ta tête. Alors on ne sait plus à qui on a affaire […].
« De
toute façon, la paie est la même, c’est toujours le même argent qui entre dans
ma poche quel que soit le travail que j’ai à faire, celui d’OS ou celui
d’OP ; il m’est toujours payé la même chose, alors autant que je fasse le
travail d’OS, c’est autant de moins que « j’ai servi à labourer [comme
bœuf de labour] pour le compte des autres » [c’est-à-dire que j’ai été
exploité à mes dépens]. Sont bien cons ceux qui se laissent avoir de cette
façon : la paie d’un OS et le travail d’un OP ; avec moi, qu’ils
gardent pour eux leur flatterie. Ou je sais faire le travail de régleur, alors
je veux la paie de régleur, ou je ne vaux que la paie d’OS, alors qu’on me donne
le travail d’un OS ; pas d’accord pour faire plus qu’on me paie ou qu’on
me paie moins que ce que je fais. Ce sont eux qui ont tout fait, qui ont fait
ce que doit faire un OS et ce que doit faire un OP, ce que doit toucher un OS
et ce que doit toucher un OP, alors qu’ils respectent leurs consignes […].
« On
ne t’embauche pas sur ce que tu sais faire, mais sur ce que tu es ; on te
paie non pas pour ton travail, le travail que tu fais, mais pour ce que tu es.
Ou tu es français, ou tu es immigré, c’est pas la même [chose], c’est pas le
même travail et c’est pas le même salaire ; et quand c’est le même
travail, c’est jamais le même salaire : pour le même travail, le salaire
du Français est au moins une fois et demie le salaire de l’immigré. Si tu es
immigré, c’est pas la même chose si tu es arabe ou si tu es noir – Arabe et
Noir, ça se vaut, c’est à peu près la même chose – ou, au contraire, si tu es
espagnol, portugais, yougoslave ; là, c’est déjà différent. On t’embauche
et on te paie sur ce que tu as appris à l’école, sur les diplômes que tu as,
CAP ou autre chose, et non pas sur le travail que tu fais : tu as un CAP,
tu as appris l’ajustage, le tour, on te paie comme ajusteur, comme tourneur,
même si tu fais le travail d’OS tout le temps qu’ils voudront. C’est comme ça,
c’est toi qui est à leur botte ; ce sont eux qui commandent, toi tu dois
suivre et te taire. Tu t’exécutes. Ils commandent et, avec ça, ils s’arrangent
toujours pour ne pas dire la vérité […]. Quelle vérité ? Par exemple, dire
que tous les immigrés, surtout les Arabes, tous OS, les Français aucun OS. Ça,
par exemple, c’est la vérité. Mieux vaut qu’on la dise comme elle est, plutôt
que faire semblant que tout le monde est pareil […].
« […]
Y a rien à comprendre ; plus tu cherches à comprendre, moins tu comprends
quelque chose. Alors vaut mieux ne pas essayer. Si tu regardes tout et tu
essaies de comprendre un peu ce qui se passe autour de toi, comment vont les
choses, alors tu seras vite dégoûté, car tout est de travers ; tu auras
envie de tout balancer, de tout envoyer en l’air. C’est miracle même que des
bagnoles sortent de l’usine et qu’elles tiennent le coup ; il faut
vraiment que la technique soit au point. Les chefs diront tout ce qu’ils
voudront, que nous sommes des abrutis, qu’on ne comprend rien, qu’on fait tout
de travers, que c’est du travail « arabe », c’est le travail
« immigré », comme on disait avant le travail « arabe », le
travail fait dégueulasse, tout ce qu’ils veulent, mais c’est comme ça […]. A
les entendre, y a qu’eux qui bossent. Si ça marche, c’est toujours grâce à
eux ; nous on compte pour du beurre […]. Dans tout cela, y a qu’une chose
qui est sûre : ce sont les immigrés, ce sont eux, qui trinquent le
plus. »
Notes du chapitre 8
1.
Ce texte est une contribution à une œuvre collective qui présente les résultats
d’une recherche, menée de 1984 à 1986, issue d’un contrat entre le CNRS et la
Régie nationale des usines Renault (RNUR) et devant porter sur l’ensemble des
« OS dans l’industrie automobile ». Dans les faits, pareil intitulé
élargi à l’ensemble des OS de l’industrie automobile n’est qu’une manière
élégante de nommer, sans le désigner spécialement, un objet social plus
restreint : les seuls OS qui sont aussi des travailleurs immigrés (la majorité, sans doute, des OS, mais pas la
totalité) du seul constructeur Renault. Comme si la désignation précise de
l’objet réel de l’étude, les OS immigrés, avait quelque chose de
discriminatoire. La dénomination générique a la vertu de l’euphémisme et joue
ici le rôle de l’euphémisation. Comment et pourquoi dire en termes moralement
acceptables, c’est-à-dire purs de tout soupçon de discrimination
« ethnique », voire de tout racisme, la fonction qu’exercent les
travailleurs immigrés, la place qu’ils tiennent dans le système de production
et plus largement dans la société ? C’est un peu de cela aussi qu’il sera
question dans cet article.
2.
D’une certaine manière, c’est toute la réalité sociale et, plus
particulièrement, ce sont tous les mécanismes qui président à toutes les formes
de hiérarchisation et de sélection sociales, qui ne sont que les produits de
cette sorte de dialectique entre les chances
objectives, inscrites dans les structures objectives de la société ( dans
les rapports de force ou les positions de classe internes à la société) et la représentation subjective que les
individus, selon le capital (en toutes les espèces) dont ils disposent et selon
la position qu’ils occupent, ont de leurs chances objectives ; les unes et
les autres se déterminant mutuellement, c’est à la fois l’immigré qui fait l’OS
qu’il est (ou qu’il n’est pas, à proprement parler, c’est-à-dire à parler le
langage des qualifications techniques) et l’OS qui fait le travailleur immigré.
3.
C’est la logique même du recours à l’immigration ou, en d’autres termes, la
règle propre du marché du travail quand il emprunte à l’immigration,
c’est-à-dire à une main-d’œuvre dominée, qui fait qu’on a besoin de
travailleurs immigrés prioritairement pour les postes et les secteurs les moins
prisés, ceux qui sont le lot habituel des « ouvriers OS » au sens le
plus large de l’expression (au sens générique). La logique qui préside de la
sorte à la division du travail se laisse apercevoir à travers ses effets et se
laisse imposer aux travailleurs immigrés qui découvrent, ainsi qu’ils le disent
eux-mêmes, que « lorsque le compagnon de travail qu’ils ont à [leur] côté
n’est pas un autre immigré, il y a de fortes chances pour que ce soit une
Française et non un Français (c’est-à-dire une femme et non pas un
homme) » - c’est là une des homologies structurales caractéristiques du
marché du travail ; il est même des régions entières qui parce qu’elles
ajoutent aux déterminations qui, d’ordinaire, ont suscité dans certains
secteurs du travail industriel et surtout dans le BTP de véritables
« ghettos professionnels » les raisons qui leurs sont propres
(structures démographiques, structure des entreprises et structures de l’emploi,
marché du travail relativement étroit se partageant pour l’essentiel, comme
c’est le cas en Corse, entre l’agriculture et le bâtiment, etc.) ont été
amenées à faire exécuter la quasi-totalité des travaux manuels ne requérant pas
une grande qualification (ce que sont, précisément, les travaux des OS et de
leurs équivalents) par les travailleurs immigrés.
4.
La relation de réciprocité entre l’immigré et l’OS dépasse le cas strict du
travailleur manuel ou du travailleur ouvrier ; elle marque toute la population
qui a partie liée avec les différentes catégories sociales constitutives du
phénomène de l’immigration. Ainsi, être un avocat « immigré » ou un
médecin « immigré », c’est-à-dire un avocat ou un médecin partageant
la même origine nationale que de nombreux autres travailleurs immigrés, ses
« compatriotes » (c’est ainsi qu’on les dit et qu’ils se disent
eux-mêmes entre eux), c’est être, comme on dit dans un autre contexte,
« l’avocat ou le médecin des Arabes ») ; et, effectivement, on
se fait (ou on devient) « l’avocat ou le médecin des immigrés » pour
des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre moral (solidarité, militantisme,
philanthropie, etc.) mais tiennent aussi aux nécessités ou aux opportunités du
marché, qui commandent qu’il en aille ainsi.
5. L'alphabétisation apparaît aussi comme une entreprise
interminable, l'analphabétisme étant posé comme une des caractéristiques
constitutives de l'immigré ou, tout au moins, de certains immigrés; la
formation professionnelle, dans le cas des travailleurs immigrés, a la
particularité de faire coïncider deux types d'impossibilité: une impossibilité
d'ordre objectif, inscrite dans les structures mêmes de l'immigration et du
marché de l'emploi, dans la mesure où il est demandé à l'immigration de
répondre, en gros, à une demande en main-d'œuvre non qualifiée que le marché
local ne peut pas satisfaire ou n'a pas intérêt à satisfaire ; une
impossibilité d'ordre subjectif, inscrite, celle-là, dans les structures du
système de dispositions propres aux agents concernés, étant liées à la
précarité intrinsèque de la condition d'immigré (et à toute une expérience de
la temporalité qui façonne un rapport particulier au futur) vont à l'encontre
des conditions requises pour que se forme l'attitude prospective et
planificatrice qu'exige tout projet de formation.
6.
« Je déteste mon existence », « elle est amère mon
existence » sont les expressions qui reviennent le plus fréquemment dans
les propos des OS algériens lorsqu’ils viennent à parler de leurs conditions de
travail, déplorant l’atmosphère générale dans laquelle ils travaillent, les
relations de travail et, dans le travail, les rapports avec la hiérarchie la
plus immédiate plus véhémentement que le travail lui-même.
7.
Voir D. Mothé, Autogestion et Conditions
de travail, Paris, Cerf, 1976, p.5
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