Regardez-les de Laurent Gaudé avec illustrations de Shaun Tan



Regardez-les, ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit.
Ils avancent en colonne, sur une route qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos voûté par la peur d'être pris.
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n'ont pas mis encore assez de distance entre eux et la terreur.

Résultat de recherche d'images pour "là où vontnos père"
Là où vont nos pères de Shaun Tan (Dargaud)

Ils entendent encore les coups frappés à leur porte
Se souviennent des sursauts dans la nuit.
Regardez-les.
Colonne fragile d'hommes et de femmes.
Qui avancent aux aguets,
Ils savent que tout est danger.
Les minutes passent, mais les routes sont longues.
Les heures sont des jours et les jours des semaines.
Les rapaces les épient, nombreux.
Et leurs tombent dessus,
Aux carrefours.
Ils les dépouillent de leurs nippes,
Leur soutirent leurs derniers billets.
Ils leurs disent "Encore",
Et ils donnent encore.
Ils leurs disent "Plus !"
Et ils lèvent les yeux ne sachant plus que donner.
Misère et guenilles,
Enfants accrochés au bras qui refusent de parler,
Vieux parents ralentissant l'allure,
Qui laissent traîner derrière eux les mots d'une langue qu'ils seront contraints d'oublier.
Ils avancent, Malgré tout,
Persévèrent
Parce qu'ils sont têtus.
Et un jour enfin,
Dans une gare,
Sur une grève,
Au bord d'une de nos routes,
Ils apparaissent.

Honte à ceux qui ne voient que guenilles.
Regardez bien.
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie.
Et les dieux (s'il en existe encore),
Les habitent.
Alors dans la nuit,
D'un coup, il apparaît que nous avons de la chance si c'est vers nous qu'ils avancent.
La colonne s'approche,
Et ce qu'elle désigne en silence,
C'est l'endroit où la vie vaut la peine d'être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons de leur bouche,
Des joies que nous trouverons dans leurs yeux.

Regardez-les,
Ils ne nous prennent rien.
Lorsqu'ils ouvrent les mains,
Ce n'est pas pour supplier,
C'est pour nous offrir
Le rêve d'Europe
Que nous avons oublié (1).

Là où vont nos pères de Shaun Tan (Dargaud)


Laurent Gaudé

(1) Ce texte a paru initialement dans Le 1 Hebdo du 9 septembre 2015.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La Malédiction d'Hassan Yassin - poème d'un migrant soudanais traduit en français

La double absence d'Abdelmayek Sayad