De la neutralité à l'engagement : le grand saut humaniste


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 Asylum a de nouveau frappé aux portes du sommeil avec une question complexe qui tourne en boucle depuis le début du projet. Rien ne sert de la fuir, elle est devenue l’un des verrous les plus solides et les plus décisifs des jours à venir.

     Alors qu’en milieu de semaine le centre des Champs libres, plaque tournante de la scène culturelle rennaise, mettra à l’ordre du jour d’une réunion de cadres la possible adhésion au réseau Asylum, comment et surtout pourquoi un acteur culturel, éducatif ou associatif dont la profonde raison d’être dans l’espace public n’est pas le militantisme, pourrait-il décider de passer de la neutralité à l’engagement ? Pour un cinéma indépendant d’art et d’essai, la distance entre diffuser un film généreux sur la crise des réfugiés (Welcome, Le Havre…) et la prise de position politique d’un affichage clair en faveur de l’asile semble tout à la fois minime et infranchissable. Le vertige du grand saut humaniste. Le saut des pionniers dans l’inconnu. Je me revois enfant en haut d’un arbre du jardin de mes parents essayant de me convaincre que je peux sauter sans craindre de me casser une cheville. Refusant même de monter en haut du grand plongeoir de la piscine pour ne pas risquer d’avoir à me défiler sous le regard de tous.

    Nous avons pourtant besoin aujourd’hui de cette confiance qui nous permette de faire cet important pari. Il faudrait ici que Camus, Hugo, London, Zola et les grandes plumes engagées des XIXe et XXe siècle sortent de leurs limbes pour guider mes doigts hésitants sur ce clavier aux cliquetis stériles. Sans quoi aucun mot convaincant n’émergera de ce texte.

   La neutralité. A bien y réfléchir elle se pose comme une évidence, comme une lourde statue de fonte servant d’assise aux grands acteurs culturels, éducatifs, etc. Mais n’est-elle déjà pas significativement abandonnée malgré le jeu des apparences ?
   Je ne crois pas avoir entendu la moindre réaction à propos de la réunion des candidats aux législatives investis par La République en marche organisée au musée du quai Branly ce samedi 13 mai 2017. Simple lieu de réunion me dira-t-on. Très bien. Mais, sans tomber dans la critique partisane qui n’est absolument pas notre sujet, peut-on raisonnablement ignorer qu’en choisissant  ce lieu culturel parisien emblématique, le musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, le jeune parti du tout nouveau président élu ne bénéficie d’un transfert important de légitimité symbolique ? Rassembler tous ses candidats au musée Branly, temple de civilisations multiséculaires, n’a tout de même pas le même effet que de le faire dans une salle de réception anonyme. Qu’aurait-on dit si La République en marche avait jeté son dévolu sur la Bourse du travail ? Alors qu’ici pas le moindre début de la plus petite objection… Alors cela ferait-il une différence si le musée du quai Branly s’affichait Asylum ? Oui, si accueillir dignement les réfugiés en Europe était un point aveugle majeur de notre temps politique.

  Prenons cette fameuse neutralité sous un autre angle. L’opéra de Paris a noué un partenariat économique et culturel profond avec la marque de montre de luxe Rolex. Un lien exclusif. Les publicités de ce grand groupe utilisent désormais l’image raffinée de ce lieu de la haute culture légitime pour vendre ses produits. On m’objectera ici que le mécénat de Rolex envers les artistes et le Palais Garnier est une chance pour la musique. Sans doute. Mais n’y-a-t-il pas un fabuleux saut de réalisé lors du passage de la simple mention de mécène d’une prestigieuse institution de l’art lyrique à une magnifique publicité sur papier glacé célébrant le mariage intime entre la vénérable institution et la marque suisse ?

   Le bastion de la neutralité aurait-il subitement des murs moins épais dès lors qu’il s’agit de se mettre au service des puissants ? Que dire encore de cette neutralité lorsque l’école noue des partenariats étroits avec une grande multinationale de l’informatique pour parachever sa révolution numérique ? Quand le patron d’un grand conglomérat de luxe comme LVMH se voit dérouler le tapis rouge au 20h du journal télévisé d’une chaîne publique pour déclamer, presque en alexandrins, tout le bien que cette entreprise fait au monde de l’art ? François Pinault est-il à ce point désintéressé de toute retombée symbolique ? Ses salariés apprécient-ils les effets de sa stratégie économique sublimée et dépassée par sa fondation artistique ?

    Pour que ce propos soit équilibré, il faut absolument écrire ici que le camp des progressistes, des humanistes, a su lui aussi mobiliser les acteurs de la culture lorsqu’il l’a jugé nécessaire. De la campagne de solidarité contre la famine en Ethiopie (1984-85) à celle des Restos du cœur de Coluche-Goldman à la forte et généreuse mobilisation contre le sida ou le Téléthon, on ne compte plus les moments où une partie significative de la société civile parvient à s’accorder pour défendre une cause juste, qu’elle met au premier plan de ses priorité. En matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, on ne peut pas dire non plus que les acteurs institutionnels soient restés muets. Sans revenir aux musées mémoriels de Caen ou de Paris sur la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, le musée de l’Histoire de l’Immigration et le musée de l’Homme (certes sur le plan scientifique) ont tous les deux mis en avant au printemps 2017 une franche mobilisation contre ces deux poisons violents.  En ce sens, le saut de la neutralité à l’engagement a déjà maintes fois été franchi et c’est rendre hommage à tous ces acteurs de l’affirmer nettement ici.

    Où est le nœud du problème dans ce cas ? Il nous faut soulever un autre point. Le saut de la neutralité à l’engagement se complique considérablement quand il se dresse contre ce que Tocqueville nommait la tyrannie de la majorité. Et dans les démocraties occidentales qui émergent au milieu du XIXe siècle, le politologue français constate que l’opinion publique remplit de plus en plus ce rôle. Il sera rejoint sur cette idée par Gaston Bachelard qui opposait science (Raison) et opinion : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas […] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter (La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Vrin 1938).
    Or d’où vient-elle cette opinion publique aujourd’hui, faisant de l’accueil des réfugiés une question taboue, un impensable politique ? A mon sens, et paradoxalement, elle vient d’une puissante majorité minoritaire. Un gros tiers de la population enfermée dans la peur de l’autre et les fantasmes de l’invasion migratoire. Une demande de forteresse européenne face à l’arrivée des nouveaux barbares. Amalgame stupéfiant entre le terrorisme de Daesh et une population civile d’enfants, de femmes, d’hommes et de vieillards fuyant les guerres, les violences, les famines.

    Il est bien là le principal VERROU pour s’afficher Asylum : sortir de la majorité silencieuse pour oser braver cette opinion publique et s’engager pour l’accueil de ces réfugiés. Depuis plusieurs jours un autre titre d’article s’est incrusté dans mes pensées, me refusant du même coup le sommeil. Ce titre je le déteste et repousse donc à chaque instant ce passage formel à l’écriture. Ce titre, le voici dans sa plus grande nudité et plus profonde injustice :


« Les humanistes sont partout...
et pourtant ils ne sont nulle part »


   Il constitue une injure au combat incessant des hommes et des femmes qui militent à tous les niveaux pour un monde plus juste. Un monde qui jusqu’ici refuse de les entendre. Si les festivals antiracistes sont devenus possibles, ne devons-nous pas nous interroger sur leur incapacité à poser aujourd’hui une nouvelle radicalité politique. Depuis des décennies le mémorial de Caen, les artistes, les associations et l’école (l’enseignant que je suis) luttent en ce sens. Quel résultat avons-nous obtenu lorsque l’accueil de personnes en détresse aux portes de l’Europe n’est plus une question de devoir, mais d’opinion ?

Le collectif Michael K

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