Pourquoi demander à des acteurs culturels de s’afficher “Asylum” ? La leçon durkheimienne.

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 Emile Durkheim (1858-1917)

   Démarcher des acteurs culturels (librairies, maisons d’édition, cinémas, musées, théâtres, associations culturelles...) pour leur demander de s’afficher clairement en faveur de l’asile des réfugiés n’a rien d’évident. Depuis le début du projet Asylum, courant avril 2017, en pleine interrogation sur le futur résultat de l’extrême droite aux élections présidentielles, près d’une centaine d’organismes culturels très variés ont été contactés, approchés, sollicités. Des mails, des discussions, des relances. Et des doutes compréhensibles, légitimes : pourquoi un cinéma (idem pour un musée, un théâtre, etc.) devrait-il faire ce pari humaniste ? Pourquoi sortirait-il de son périmètre habituel et rassurant qu’il maîtrise parfaitement et pour lequel il est identifié par tous : le champ culturel ?
    Si à ce jour, seule une avant-garde d’une dizaine de partenaires s’est constituée, c’est bien parce que cette initiative ambitieuse - constituer un réseau européen de capital symbolique exprimant une volonté commune d’accueil des réfugiés - pose question.
    Il peut alors être instructif de proposer un bref rappel de la sociologie d'Emile Durkheim pour mieux comprendre la situation sociopolitique dans laquelle se trouvent aujourd’hui les démocraties européennes. Et parmi elles la société française.
    Le sociologue français, auteur du livre Les règles de la méthodes sociologiques (1895), s’est attaché, dans le chapitre III, à analyser la séparation entre un fait social “normal” et sa dérive “pathologique” ou “morbide”. Cette distinction est pour lui décisive, car elle donne à la science - ici la sociologie - un rôle majeur dans la direction que prennent les sociétés.

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Extrait-1 :
   “La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?
    La question est de la plus grande importance ; car de la solution qu’on en donne dépend l’idée qu’on se fait du rôle qui revient à la science, surtout à la science de l’homme. D’après une théorie dont les partisans se recrutent dans les écoles les plus diverses, la science ne nous apprendrait rien sur ce que nous devons vouloir. Elle ne connaît, dit-on, que des faits qui ont tous la même valeur et le même intérêt ; elle les observe, les explique, mais ne les juge pas ; pour elle, il n’y en a point qui soient blâmables. Le bien et le mal n’existent pas à ses yeux. Elle peut bien nous dire comment les causes produisent leurs effets, non quelles fins doivent être poursuivies. Pour savoir, non plus ce qui est, mais ce qui est désirable, c’est aux suggestions de l’inconscient qu’il faut recourir, de quelque nom qu’on l’appelle, sentiment, instinct, poussée vitale, etc. La science, dit un écrivain [...], peut bien éclairer le monde, mais elle laisse la nuit dans les cœurs ; c’est au cœur lui-même à se faire sa propre lumière. La science se trouve ainsi destituée, ou à peu près, de toute efficacité pratique, et, par conséquent, sans grande raison d’être ; car à quoi bon se travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie ?”
   Pour expliquer rapidement cette indispensable distinction du normal et du pathologique, on résumera ainsi la pensée du sociologue : sera considéré comme “normal” tout phénomène social qui connaît une certaine régularité dans le temps et pour lequel la manifestation ne dépasse pas un degré excessif. Selon cette définition, pour Durkheim, le crime est un fait social “normal” puisqu’il se rencontre dans toutes les sociétés et à toute époque : il y aura toujours un individu pour convoiter le bien d’autrui, pour commettre un acte passionnel ou toute autre forme de crime contre la société et les membres qui la composent. Mais si cette activité criminelle venait à s’intensifier, se généraliser, à déborder le cadre “normal” de son expression, alors le crime pourrait prendre une forme pathologique inquiétante, mettant sérieusement en péril la cohésion sociale, le vivre-ensemble. Citons par exemple la dramatique vague de féminicides ayant fait plusieurs centaines, voire milliers, de victimes au Mexique, en particulier dans la ville tristement célèbre de Ciudad Juarez.

Extrait-2 :
   “Il n’est donc pas de phénomène [autre que le crime] qui présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu’il apparaît comme étroitement lié aux conditions de toute vie collective. [...] Sans doute il peut se faire que le crime lui-même ait des formes anormales; c’est ce qui arrive quand, par exemple, il atteint un taux exagéré. Il n’est pas douteux, en effet, que cet excès ne soit de nature morbide. Ce qui est normal, c’est simplement qu’il y ait une criminalité, pourvu que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu’il n’est peut-être pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes."
    Si le collectif d’enseignants qui conduit l’initiative citoyenne Asylum a souhaité aller au-delà d’une simple pétition, c’est parce qu’à la lecture de nombreux faits relatant le “traitement” de la crise des réfugiés il lui paraît clairement aujourd’hui que nos sociétés démocratiques, fondées sur le respect des droits humains, sur les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, sont en train de glisser vers une situation gravement pathologique, anormale. Avec des conséquences pour les migrants eux-mêmes, mais aussi plus largement pour l’ensemble des citoyens vivant dans ces sociétés vacillantes.
   Pour reprendre le fil de notre raisonnement durkheimien, observons tout d’abord que la pauvreté, l’exclusion, la négation des droits fondamentaux, le rejet de l’autre et la xénophobie ne sont pas des phénomènes nouveaux. On constatera même dans le sillage des historiens de l’immigration, que toute vague migratoire (celle des Italiens, des Espagnols, des Polonais, du Maghreb) a pu suscité ces formes “normales” de problèmes sociaux avant de connaître un processus d’intégration (plus ou moins rapide, plus ou moins satisfaisant). Ce n’est que pendant des périodes exceptionnelles de l’histoire du XXe siècle que des formes pathologiques graves ont surgi, entraînant la mort de millions d’individus dans un consentement quasi généralisé. On reverra le travail de Marcel Ophuls sur le film Le Chagrin et la Pitié (1969) pour comprendre que la France était loin d’être entièrement résistante pendant la période de Vichy que chacun aura reconnue.
    La situation est-elle similaire dans la France - l’Europe - de 2017 ? Non et deux fois non. D’une part parce que comme le souligne Umberto Eco dans un petit livre indispensable Reconnaître le fascisme (éd. Grasset), la tendance fascisante d’une société peut resurgir sous mille et une formes.

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Extrait :
   “Je crois possible d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que j’appelle l’Ur-fascisme, c’est à dire le fascisme primitif et éternel. L’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil. Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire “Je veux rouvrir Auschwitz”. Hélas, la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes - chaque jour, dans chaque partie du monde.”
    D’autre part, parce qu’en réécoutant attentivement les témoignages de Simone Veil, décédée ce 30 juin 2017, à propos du processus de la Shoah, on comprend que la solution finale des camps d’extermination n’apparaît pas brutalement du jour au lendemain. C’est un enchaînement de fragilisations multiples de minorités particulières (la communauté juive, mais aussi les Tsiganes, les homosexuels) passant par la langue, par la refondation du droit (les lois de Nuremberg dès 1935), la conviction que l’autre n’appartient pas à l’humanité commune par une propagande de masse, etc. que l’on passe de la situation de citoyens assimilés et protégés par les Etats-Nations à l’incroyable et épouvantable extermination.
   Pour reprendre une formule désormais célèbre, nous rappellerons que le pire n’est jamais sûr. Le surgissement de l’Ur-fascisme peut conduire dans de multiples direction et personnes n’est capable de prédire ce qu’il adviendra. Mais on doit a minima s’interroger sur le caractère normal ou pathologique (morbide) des faits que nous avons tous sous les yeux, pour peu que nous fassions acte de vigilance citoyenne :
  • des forces de police gazent des repas préparés par des migrants et détruisent leurs couvertures et autres affaires de fortune (ici). Des policiers refusent que des bénévoles apportent le moindre verre d’eau à des enfants et des maires suppriment tout accès à l’eau aux réfugiés. Ces faits extrêmement graves ont obligé le Défenseur des Droits à interpeller vivement le gouvernement (ici) ;
  • des citoyens ordinaires et associations faisant acte de solidarité envers des hommes, femmes, vieillards et enfants en détresse sont harcelés, violentés parfois, poursuivis avec acharnement en justice (délit de solidarité, cas emblématique de Cédric Herrou mais pas seulement - ici) ;
  • des pays européens (la Hongrie) forment des corps de police destinés à chasser les migrants et à protéger leur frontière en recourant à des arrestations et expulsions violentes (ici) ;
  • des murs de fil de barbelés, les plus tranchants possibles, des clôtures électriques se dressent tout autour de la “forteresse” européenne en totale contradiction avec l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui fonde la liberté de circulation (cf le reportage graphique La Fissure (ici) ;
  • des groupes d’extrême droite (Génération identitaire) recourent aux réseaux sociaux et à des sociétés financières pour monter des opérations destinées à empêcher les sauvetages de bateaux de réfugiés en situation de détresse en mer méditerranée (ici) ;
  • des mineurs étrangers isolés sont contraints de faire face à la faim, à la soif, au froid (ou à la chaleur) et surtout à l’insécurité de la rue au mépris de la Convention internationale des droits de l’enfant parce qu’ils sont d’abord perçus comme “étrangers” avant d’être considérés comme des enfants cherchant secours (ici) ;
  • alors que faute de budget et de volonté politique, des missions de sauvetage sont abandonnées par les autorités européennes (Mare Nostrum), ce sont des ONG (SOS méditerranée) qui sont obligées de prendre le relais. Dans le même temps, de grands événements sportifs (Euro de football, Jeux Olympiques) continuent de mobiliser des ressources financières, humaines, logistiques colossales ;
  • en France des prisons clandestines sont créées et utilisées par des préfets, dont certains ont pu être condamnés pour “atteinte grave au droit d’asile” (ici)
  •  enfin, et peut-être surtout, des camps de rétention “administratifs” (ou encore Centres d’Identification et d’Expulsion) qui, comme pour l’exode des Républicains Espagnols fuyant Franco (cf la Bd Asylum), s’accumulent aux frontières et à l’intérieur de l’Europe (mais aussi ailleurs comme en Australie) et font écho à des pratiques d’enfermement de populations civiles que l’on pensait reléguées aux pages les plus sombres de l’Histoire (ici)
  Chacun jugera si l’addition de ces éléments constitue ou non une dérive “pathologique” et “morbide” de nos sociétés et si elle représente ou non une réelle menace de résurgence de l’Ur-fascisme. Pour le collectif Michael K qui tente d'établir pas à pas, luciole après luciole, le réseau Asylum la réponse est évidente... et le constat alarmant. Pour cette raison, parce que nous vivons un moment de transition historique dont nous ne connaissons pas le terme, il est nécessaire que toutes les forces démocratiques et humanistes se dressent contre ce retour de l’obscurantisme. Et parmi ces forces, les acteurs de la culture, de l’éducation et les associations non traditionnellement militantes ont, à notre sens, toute leur place. Plusieurs l’ont déjà parfaitement compris.

   
   Enfin, pour clore cette pensée dans les pas de Durkheim, prenons le temps de lire la conclusion de ce chapitre III sur les "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique", car elle semble toute indiquée pour ceux qui gouvernent l'Europe aujourd'hui.

Extrait-3 :
"Notre méthode a, d'ailleurs, l'avantage de régler l'action en même temps que la pensée. Si le désirable n'est pas objet d'observation, mais peut et doit être déterminé par une sorte de calcul mental, aucune borne, pour ainsi dire, ne peut être assignée aux libres inventions de l'imagination à la recherche du mieux. Car comment assigner à la perfection un terme qu'elle ne puisse dépasser ? Elle échappe, par définition, à toute limitation. Le but de l'humanité recule donc à l'infini, décourageant les uns par son éloignement même, excitant, au contraire, et enfiévrant les autres, qui, pour s'en rapprocher un peu, pressent le pas et se précipitent dans les révolutions. On échappe à ce dilemme pratique si le désirable, c'est la santé, et si la santé est quelque chose de défini et de donné dans les choses, car le terme de l'effort est donné et défini du même coup. Il ne s'agit plus de poursuivre désespérément une fin qui fuit à mesure qu'on avance, mais de travailler avec une régulière persévérance à maintenir l'état normal, à le rétablir s'il est troublé, à en retrouver les conditions si elles viennent à changer. Le devoir de l'homme d'Etat n'est plus de pousser violemment les sociétés vers un idéal qui lui paraît séduisant, mais son rôle est celui de médecin : il prévient l'éclosion des maladies par une bonne hygiène et, quand elles sont déclarées, il cherche à les guérir."
  Cette conclusion est passionnante et ouvre de stimulantes perspectives. Si l'on rappelle que Durkheim est à la fois un opposant critique aux économistes classiques (dont il conteste la vision utilitariste et l'omniprésence de la logique marchande au sein des sociétés) ; et que, contemporain de Karl Marx, il ne s'est jamais aventuré dans les excès de la passion révolutionnaire, on trouvera ici une proposition d'équilibre propice à la cohésion sociale.
   Faire du "désirable" un état de santé normal d'une société pourrait forger un objectif politique à la fois humaniste et raisonnable dans la situation actuelle : retrouver une société démocratique et sociale conforme à ses valeurs et des forces de gouvernement qui s'appliquent à respecter les fondements du droit qu'elles ont reconnus comme au étant cœur du contrat social. Pour nous, il s'agit ni plus ni moins de la dignité des personnes, de la protection des plus faibles et du droit à être secouru lorsque l'on fuit la guerre, ce qui se nomme le droit d'asile.

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